Suite du billet sur le réchauffement global. Billet qui m’a demandé un énorme travail – lisez bien aussi le deuxième billet indiqué à la fin 🙂
Sacré Claude…
Un géochimiste qui s’occupe de climatologie, c’est un peu comme un astronaute qui pense en savoir plus sur le cancer que les cancérologues. Alors forcément, il ne faut pas s’étonner quand on lit ce genre d’horreur :
« Au Moyen Age, lorsque les Vikings ont découvert le Groenland, il y avait encore moins de glace qu’aujourd’hui. C’est pour cela qu’ils l’ont appelé le ‘pays vert' » [Claude Allègre, L’Imposture climatique, p. 68, 2010]
Ce qui est bien entendu non seulement la preuve d’une inculture crasse, mais surtout celle d’une volonté manifeste de tromper le public, ce qui n’est pas pardonnable pour un « scientifique » – d’autant que son livre déborde de crétineries de la sorte, comme Le Monde l’avait souligné dans son article Le Cent-fautes de Claude Allègre ou Libération.
Mais il n’est pas le seul à tenter de manipuler l’opinion :
« Au Moyen-Age, au Groenland y avait les Vikings, y avait de l’herbe, y avait des vaches, y avait des maisons, elles sont aujourd’hui sous la glace – qu’on ne nous raconte pas qu’il fait aujourd’hui plus chaud qu’à l’époque… » [Vincent Courtillot (géophysicien), France Inter, 10/10/2009]
Petit rappel géographique sur le Groenland :
C’est la plus grande île du monde, avec plus de 2 M de km² – soit 4 fois la France. C’est une province autonome du Danemark.
Elle comprend près de 60 000 habitants, le quart habitant la capitale Nuuk. Ce sont essentiellement des Inuits.
80 % de sa surface est recouverte par une calotte glaciaire, atteignant jusqu’à 3 kilomètres d’épaisseur (dont nous reparlerons…). Elle s’est formée il y a plus de 4 millions d’années.
Cela signifie donc que 20 % de l’île est libre de glace :
L’hiver, seul le sud de l’île n’est pas pris par les glaces en raison du Gulf Stream :
Les expéditions vikings
Les Vikings ont conduit de larges explorations vers l’an mil, allant jusqu’à coloniser le sud-ouest du Groenland.
Représentation des Vikings datant du IXe siècle
Les établissements vikings
C’est l’explorateur viking, Erik le Rouge, (env. 940 à 1010) – il était roux- qui a fondé la première colonie européenne au Groenland (visible depuis les cimes occidentales de l’Islande à environ 280 km) ; son périple fut narré plus tard dans la saga d’Erik le Rouge.
Banni d’Islande pour meurtre, il embarque en 982 avec sa famille et ses bêtes, mais les glaces flottantes l’empêchent d’approcher de la côte. Les bateaux contournent alors le sud du Groenland et mouillent dans une région près de la ville actuelle de Julianehaab.
De retour en Islande après trois années d’exil qu’il passe à explorer la côte orientale du Groenland, il prépare la colonisation des terres qu’il a découvertes ; ses descriptions du territoire convainquent de nombreuses personnes en quête de terres plus habitables de se joindre à son expédition de retour. Des 25 bateaux qui quittent l’Islande, seuls 14 navires arrivent à destination ; 350 colons débarquent alors dans une zone qui sera plus tard baptisée Eystribygdh ou Eystribyggð (colonie orientale), à Brattahlid. En l’an 1000, on estime à 1 000 le nombre de colons scandinaves implantés au Groenland, mais en 1002 une épidémie réduit considérablement la population.
Par la suite, leur nombre s’élèvera jusqu’à 2500, répartis en 600 fermes dans deux établissements situés tous deux à l’abri des vents au fond de fjords de la côte Sud-Ouest appelés :
- Eystribyggð : établissement de l’Est, avec 75 % de la population (sur l’emplacement de la ville actuelle de Qaqortoq)
- et Vestribyggð : établissement de l’Ouest , avec 25 % de la population (sur l’emplacement de la ville actuelle de Nuuk, 500 km plus au Nord)
L’agriculture étant quasiment impossible, les Vikings pratiquèrent l’élevage et la chasse – exportant à grand prix fourrures d’ours ainsi que peaux et dents de morses (pour faire des cordages et remplacer l’ivoire).
La colonie deviendra chrétienne et en 1126 fut institué un siège épiscopal à Gardar ; la colonie fit construire une vingtaine d’églises dont il subsiste encore des vestiges.
Eglise de Hvalsey, au sud du Groenland (Qaqortoq)
Le fils d’Erik le Rouge, Leif Ericson, découvrit et installa une colonie sur les terres encore plus à l’ouest du Vinland, que l’on pense être située sur l’actuelle Terre-Neuve.
Les fermes de l’établissement de l’Est :
Les fermes de l’établissement de l’Ouest :
Historique du climat
Petit rappel sur les températures des derniers 2 000 ans :
Les Vikings se sont donc installés au Groenland durant une phase de (relatif) réchauffement, nommé « l’optimum médiéval » aux alentours de l’an mil, où l’hémisphère Nord connut une longue série d’étés secs et chauds, particulièrement favorables aux récoltes, ainsi qu’un net recul des glaces à l’extrême nord de l’océan Atlantique.
Cette période fut d’ailleurs suivie d’un refroidissement, baptisé « petit âge glaciaire », qui marqua l’Europe toute entière par de rigoureux hivers.
Cependant, on note bien que ces fluctuations étaient toutefois limitées, et les traces de cette époque montrent que l’optimum climatique médiéval ne fut pas une période aussi bucolique que certains aimeraient le croire : le Groenland n’a jamais été le pays de Cocagne que certains imaginent. En effet, les températures y étaient en moyenne bien plus basses qu’aujourd’hui, donc, dans tous les cas de fluctuations ponctuelles, elles ne pouvaient être plus élevées qu’aujourd’hui…
Aujourd’hui encore, l’île est entièrement située dans des zones de climat polaire – la moyenne du mois le plus chaud est inférieure à 10°C. En son centre, règne un climat dit d’inlandsis, où toutes les températures moyennes mensuelles sont en dessous de 0°C. Les seuls endroits plus cléments se situent dans quelques endroits au sud et au sud-ouest de l’île où les températures moyennes minimales ne descendent guère en dessous de -10°C, la moyenne des températures maximales étant l’été autour de 15°C.
La fin des établissements
La situation commença à devenir difficile au XIIIe siècle avec le refroidissement climatique, et en 1261, le petit État alors libre, se vit contraint, comme l’Islande, de se soumettre à la couronne norvégienne.
À la longue, il devint difficile de maintenir des communications entre le Groenland et l’Europe, en raison des risques considérables que couraient les bateaux et leurs équipages – beaucoup de bâtiments disparaissaient dans les flots.
L’établissement de l’Ouest fut abandonné vers 1350 (signalé par Ivar Baardson, un émissaire épiscopal), probablement à cause de son climat plus rigoureux. Avec sa disparition, les colons perdirent l’accès à leurs principales exportations de haute valeur.
En pleine période de peste noire, la Norvège et le Danemark vont alors négliger leur colonie, dont l’importance économique a chuté. Le drakkar Groenland knörr, qui assurait une liaison annuelle entre le Danemark et le Groenland, ne sera pas remplacé après son naufrage en 1367. Le dernier lien avec ces territoires excentrés se rompit après 1377, date de la nomination du dernier évêque de Gadarr. Les communications cessèrent alors complètement, et les colons ne purent compter que sur eux-mêmes.
Il est probable que ce fut le combustible et le fer qui leur manquèrent alors le plus. Ils eurent également de plus en plus de mal à obtenir les fourrages permettant de nourrir le bétail pendant la très longue période d’hiver.
La chronologie de l’abandon des colonies est moins précise que celle de leur création. Le dernier témoignage écrit de la présence des Scandinaves au Groenland est une lettre de 1409 annonçant un mariage célébré à l’église de Hvalsey (Østerbygden) l’année précédente. On estime que l’établissement de l’Est disparut vers 1500.
Des squelettes récents montrent qu’une partie de la colonie était épuisée par les privations et les mariages consanguins. On ne sait toutefois pas quelle fut la fin exacte de la colonie. Il est peu probable qu’ils soient morts de faim jusqu’aux derniers colons. Ils ont pu périr dans des luttes avec les Inuits ou simplement quitter le Groenland.
Les raison de l’échec
Les causes de la fin de l’occupation viking du Groenland sont multiples (changement climatique, érosion des sols, déclin des liaisons commerciales avec l’Islande et l’Europe, raids de pirates européens, conflits avec les Inuits, infertilité congénitale, épidémies…) et encore sujettes à débats au niveau de leur importance respective.
Le refroidissement climatique y joue cependant un rôle important : le froid et l’augmentation de l’occurrence des tempêtes provoqua une chute des rendements agricoles, isola les colonies de l’Europe et coupa la route maritime du bois du Labrador.
Jared Diamond, dans son magnifique ouvrage Effondrement (que je vous recommande vivement), considère que l’ensemble des cinq facteurs qu’il a recensés comme causes de l’effondrement des sociétés ont joué simultanément dans le cas du Groenland: dégradation anthropique de l’environnement, changement climatique, voisins hostiles, défection de partenaires commerciaux amicaux (chute des cours de l’ivoire et de la fourrure d’ours), réponses inadaptées aux autres facteurs.
La palynologie (science des pollens) montre que les Vikings découvrirent un pays couvert de forêts, de saules et de bouleaux qu’ils s’empressèrent de défricher pour créer des pâturages. L’analyse des sédiments montre que l’érosion s’accéléra brutalement dès leur arrivée, au point que même le sable présent sous la terre végétale fut entraîné dans les lacs.
Contrairement aux Inuits qui se chauffaient et s’éclairaient à l’aide de graisse animale, les Norvégiens continuèrent jusqu’à la fin à n’utiliser que le bois et la tourbe, aggravant ainsi leurs problèmes environnementaux.
La colonie modifia au fil du temps son alimentation : le porc, mal adapté aux conditions climatiques, disparaît rapidement du Groenland. Pour les mêmes raisons, les troupeaux de vaches sont progressivement diminués à la faveur des moutons et des chèvres moins gourmands en fourrage. L’adaptation des pratiques d’élevage s’accompagne d’une utilisation accrue des ressources sauvages comme en témoigne l’augmentation des restes de phoques, de caribous ou d’oiseaux. Ainsi, la part de l’alimentation d’origine marine des populations passe de 20%, au début de l’occupation, à près de 80% vers 1450. Par contre, ils ne consommaient presque pas de poisson, peut-être par tabou alimentaire.
La colonie viking reposait sur un équilibre fragile, dans une interdépendance de toutes ses composantes. La chasse au phoque était vitale pour l’alimentation, les secteurs marginaux l’étaient pour le fauchage du foin. Il s’en fallait de peu pour que la récolte soit insuffisante pour nourrir le bétail ou pour que les fjords restent englacés en mai-juin, époque de la chasse aux phoques, qui était indispensable à un moment de l’année où les stocks de produits laitiers ou de caribou étaient épuisés. Il suffisait de l’enchaînement de quelques hivers trop froids, d’un excès ou d’un manque de précipitations, et la colonie pouvait se trouver au bord de la catastrophe. L’image d’une colonie florissante est trompeuse, car toute cette société avait un mode de vie vulnérable au moindre changement et à la limite extrême des possibilités du milieu, bien plus que les Inuits.
L’abandon précipité de l’établissement de l’Ouest fut très dommageable : bien que petit, il était vital pour le système complexe des Vikings, car il était à proximité du territoire de chasse aux phoques, source de viande et d’exportations précieuses.
Il faut savoir que les Vikings partageaient l’île avec les habitants du nord de l’île : les Dorsets, remplacés ensuite par les Thules, ancêtres des habitants inuits actuels. Or les Inuits descendirent plus au Sud et entrèrent en concurrence avec les Vikings. Leurs relations furent parfois amicales, parfois très violentes (il existe des preuves sans équivoque de relations dans les deux sens). Le plus révélateur est que, à une époque où ils auraient dû impérativement changer de système économique, les Vikings n’apprirent presque rien des Inuits (qui survécurent aux changements de climat). Ils n’ont jamais tenté d’imiter les techniques des Inuits, en se mettant par exemple à pêcher, à chasser la baleine ou le phoque annelé, à utiliser les habits en peau si efficaces ou les kayaks.
Les cultures arctiques au fil des siècles (Norse = Vikings ; Thule = Inuits)
L’identité des Vikings, si lointains de l’Europe, reposait sur un très puissant sentiment d’appartenance à l’Occident chrétien. Le style des peignes, la manière de construire les églises le montrent : toutes les évolutions des modes venues via la Scandinavie étaient rapidement reprises. Des tombes du XVe siècle contiennent des corps habillés à la mode qui avait cours en Europe à ce moment-là, à des milliers de kilomètres. C’est ce besoin vital de se sentir comme des Européens qui fit en partie que les colonies du Groenland vécurent jusqu’à la fin d’une manière qui se voulait analogue à celle de leurs ancêtres norvégiens et islandais ; et non les facilités d’un milieu naturel en réalité extrêmement dur.
Les Vikings du Groenland disparaissent de l’Histoire au cours du XVe siècle, après avoir survécu dans un environnement hostile pendant au moins 450 ans, ce qui est remarquable. Mais ils refusèrent de s’adapter à une modification profonde de leur environnement. C’est en effet la culture importée d’Europe qui expliqua la manière d’exister de cette société, et non le contexte du climat du Groenland – choix fatal à long terme – clôturant une colonisation par 25 000 Vikings au total en 5 siècles.
P.S. Je vous recommande le webdocumentaire en français sur les recherches en cours consultable sur www.eric-le-rouge.fr.
Une étymologie trompeuse
Alors d’où est venu le vert du nom Groen-land (= »la terre verte ») ?
L’étymologie est parfaitement exacte, car il existe des zones vertes au niveau des établissements – même si elles sont très rares sur l’île glacée. Comme le souligne Régis Boyer : « À la belle saison, le Groenland peut, sur ses côtes, présenter de vastes étendues d’un vert effectivement peu banal ».
Mais plus qu’un intérêt esthétique, la construction du mot n’est pas un choix anodin et plus concrètement peut-on sans doute voir derrière ce choix sémantique l’intérêt stratégique que pouvait avoir Erik le Rouge à entraîner avec lui une population cherchant à améliorer ses conditions de vie.
Les historiens disposent de précieux témoignages concernant les colonies vikings de cette époque. Les ancêtres des Islandais s’étaient attachés à consigner avec la plus grande rigueur les récits du passé, de leurs héros et des grandes familles vikings. Malgré la présence d’éléments fantastiques, ces fameuses Sagas islandaises ne sont pas pour autant des légendes taillées de toutes pièces, bien au contraire. Leurs auteurs anonymes s’interdisaient en effet tout embellissement ou apport personnel. Il nous est donc parvenu des récits en prose d’une concision et d’une rigueur remarquables. Ces sortes de chroniques journalistiques de l’époque sont particulièrement riches d’enseignement : dans la Saga d’Erik le Rouge, nous en apprenons d’ailleurs plus sur la première colonisation du Groenland :
« Þat sumar fór Eiríkr at byggja land þat, er hann hafði fundit ok hann kallaði Grænland, því at hann kvað menn þat mjök mundu fýsa þangat, ef landit héti vel. »
soit :
« Cet été-là, Erik alla coloniser le pays qu’il avait découvert et qu’il appela Groenland, car il dit que les gens auraient fort envie d’y aller si ce pays portait un beau nom. » [Saga d’Erik le Rouge, traduction Régis Boyer, Folio 2€ n°5164]
La mise en opposition de l’Ísland, la « terre de glace », avec le Groenland, la « terre verte », est ainsi une des première « opérations marketing » de l’Histoire…
La « terre verte »
Ainsi, les Vikings ne vécurent pas dans un « Greenland » qui portait bien son nom en l’an 1000 et aurait cédé la place à un enfer blanc. Contrairement à son étymologie, le Groenland n’est pas le vert pays de Cocagne des Vikings, mais un simple nom pompeux qu’Erik le Rouge lui attribua afin d’en faire la promotion auprès de ses compatriotes.
La Groenland est ainsi toujours aussi vert qu’à l’époque.
Vous en doutez – tel un vulgaire Allègre ? Que dites-vous de ceci alors ?
Intéressés ?
Je vous invite donc à un beau voyage dans ces terres froides, en cliquant ici pour découvrir une superbe série de photos du Groenland vert actuel…
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Dans le billet suivant, vous trouverez une analyse sur le réchauffement local (Europe, France, Paris…)
Author: Michael Dorsey
Last Updated: 1699116482
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