Paradis fiscal niché au cœur de l’Europe occidentale, le Luxembourg cache derrière la stabilité de son archaïque monarchie des inégalités sociales insoupçonnées. Et, en haut lieu de concentration des richesses du monde entier, il semble bien s’en accommoder.
« Non, ils ne sortent pas maintenant. On attend encore, explique le policier à l’accent germanique, l’air sévère. – Pourquoi ? On est prêts, nous. Et il est déjà 14 heures, répond le responsable de la fastueuse réception. – Parce qu’on a planifié leurs trajets pour que le soleil les dérange le moins possible. » On est le 18 juin 2023, en Lorraine, à quelques pas de la frontière avec le Luxembourg et la Belgique. La petite ville de Longwy (Meurthe-et-Moselle) est barricadée. Deux portiques de sécurité ont été installés sur la place Leclerc, unique voie d’accès à l’hôtel de ville. Des soldats, des démineurs, des dizaines de policiers français et luxembourgeois, accompagnés de bergers allemands, sillonnent les lieux. Tout est réglé au millimètre pour la venue du grand-duc Henri de Luxembourg et de la grande-duchesse Maria Teresa. Même l’exposition au soleil de leurs visages déjà bien trop bronzés aux UV. Stressés, les serveurs du traiteur cinq étoiles en charge du festin doivent patienter. Pourquoi tout ce ramdam ? Un siècle plus tôt, Charlotte, la grand-mère d’Henri, a aidé financièrement la ville de Longwy dans l’acquisition d’une nouvelle mairie, l’ancienne ayant été détruite lors de la Première Guerre mondiale. Il s’agit donc de commémorer l’évènement à grands coups de petits fours et de champagne. Tout le gratin de la région est convié. Le maire socialiste est aux anges. Sous le chapiteau gardé par des molosses, on rit, on s’embrasse, sous les regards incrédules des clients du bar de la Place, en face de la mairie.
« Pour eux, c’est champagne, pour nous la Kro, comme d’habitude »
« Hey Mohamed, c’est quoi tout ce bordel ? Pourquoi il y a toutes ces barrières ? – Ben tu sais pas ?! C’est le grand-duc du Luxembourg qui vient, pour la première fois. – Et puis quoi ? On s’en fout. Ça apporte quoi à Longwy, ça ? Pour eux, c’est champagne, pour nous la Kro, comme d’habitude. D’ailleurs, fais péter ta tournée pour trinquer aux deux trouducs ! » Et Mohamed et Didier de partir d’un grand éclat de rire. Tous les jours, sauf le dimanche, ces deux ouvriers du bâtiment s’en vont travailler de l’autre côté de la frontière, comme près de 120 000 Français.
Un acteur clé de l’évasion fiscale
Si la facture de la réception de Henri et Maria Teresa, quelques dizaines de milliers d’euros, a du mal à passer auprès des habitants, c’est parce que Longwy, comme la plupart des communes frontalières, souffre de la présence de cet opulent voisin, considéré par le Fonds monétaire international (FMI) comme le pays le plus riche du monde en 2023. Depuis les délocalisations des mines et usines, et la disparition de la sidérurgie il y a un demi-siècle, le nord de la Lorraine fait pâle figure face au paradis fiscal luxembourgeois, qui n’envoie plus de travailleurs vers la France comme avant, mais en reçoit. Au Luxembourg, les paysans d’hier ont été remplacés par des banquiers, et le coût de la vie a explosé. Résultat : près de la moitié des travailleurs du pays habitent chez les voisins français, belges et allemands. Et, ô surprise, dans ce pays identifié comme un acteur clé de l’évasion fiscale en Europe après le scandale Openlux, le festin ne profite pas à tout le monde. Pire : la pauvreté y est galopante, les écarts de richesse hors normes.
« On parle de gens qui sont dans la merde, littéralement »
Ancien maoïste et fils de mineur de fer, Claude Frisoni a grandi à Villerupt (Meurthe-et-Moselle) avant de franchir à son tour la frontière. Celui qui se réclame aujourd’hui de l’anarchisme a travaillé durant plus de 30 ans dans la culture au Luxembourg. Ce n’est qu’une fois à la retraite qu’il a pris une claque après avoir décidé de se pencher sur ceux qu’il nomme « les exclus du festin », auxquels il vient de consacrer un livre : « Pendant 18 mois, j’ai enquêté sur les invisibles de ce pays. À chaque fois que j’allais à leur rencontre et que je rentrais à la maison, ma femme me disait : “T’es une loque.” J’étais tellement dégoûté de ce que je découvrais… » Et pour cause. La première des informations collectées dit tout, ou presque : « 115 980 personnes vivent sous le seuil de pauvreté au Luxembourg, sur un total de 660 000 habitants. C’est incroyable comme chiffre, et inacceptable ! On parle de gens qui sont dans la merde, littéralement. » Avant de sortir son bouquin, le Français a fait contrôler des dizaines de fois ses écrits, par quelques-uns de la centaine d’organismes qui luttent contre la pauvreté, mais aussi par des avocats : « Je ne voulais pas risquer d’attaque judiciaire. » Car Les Exclus du festin a de quoi déranger.
Des bidonvilles à l’ombre des gratte-ciel
Pour appuyer cet uppercut envoyé à la face de la bonne société luxembourgeoise et de son mythe paradisiaque, il a fait imprimer des photos de personnes sans domicile fixe sur le sol de la gare de la capitale. Tous les jours, des milliers de banquiers et autres hommes d’affaires piétinent celles et ceux qui doivent se contenter des miettes de leurs repas.
« C’est regarder les riches festoyer en n’étant pas convié à leur table »
Et depuis quelque temps, ils peuvent apercevoir des gens qui vivent dans des bidonvilles à l’ombre de leurs gratte-ciel. « J’ai rencontré des gens dans une telle souffrance, se remémore Claude Frisoni. Je pense notamment à une femme camerounaise et ses cinq enfants. Elle est chauffeuse de bus. Après des années de galère, l’agence pour l’emploi lui demande de rembourser 9 000 euros de chômage touchés d’après eux indûment, alors que le pays refuse de réclamer à Amazon 250 millions d’euros d’arriérés d’impôts. » Il poursuit : « Être pauvre chez les riches, ce n’est donc pas bénéficier d’une pauvreté moins cruelle, c’est souffrir d’être pauvre et ne pas tirer profit du voisinage des riches. C’est regarder les riches festoyer en n’étant pas convié à leur table. C’est être exclu du festin. Je ne veux pas cracher dans la soupe, mais dénoncer ce scandale, et l’attitude de ceux qui en profitent et pointent du doigt les étrangers, les pauvres, les “sales” qu’ils ne veulent pas voir. » On sent de la colère chez Claude Frisoni contre ce Luxembourg qu’il a pourtant aimé, mais jamais idéalisé. Une colère dont il tente de faire quelque chose « J’ai proposé qu’on organise des assises nationales sur le sujet. J’ai contacté tous les ministères… » Mais aux dernières nouvelles, tout le monde ou presque fait la sourde oreille. Y compris le grand-duc et la grande-duchesse, qui font leur part contre la misère : chaque année, la famille grand-ducale – qui, soit dit en passant, coûte à l’État entre 10 et 20 millions d’euros par an pour son « fonctionnement » – distribue la main sur le cœur des repas dans des foyers de nuit pour sans-abri. « Putain, et dire que ce sont les soldats de Longwy qui ont sauvé d’un coup d’État militaire leur dynastie en 1919… – Mais qu’est-ce que tu racontes Momo ? – Ben t’as pas entendu ?! Le grand-duc vient de le dire au micro. Il a même remercié les Français pour ça ! Ils auraient mieux fait d’aller se pendre, ces militaires… »
Par Sébastien Bonetti
Author: Leslie Lawrence
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